En cette fin d’année 2018, Par Odin rejoint Gobbit et Panic Island et devient le premier jeu OldChap auquel vous pouvez jouer sans craindre de renverser les récipients posés sur la table. S’il nous paraît aujourd’hui évident qu’il a sa place dans nos collections, il n’a pas toujours été question que nous l’éditions ; il n’a pas toujours eu cette forme, et les péripéties qui ont accompagné sa fabrication auront été nombreuses. Une aventure longue et pleine de rebondissements pour un jeu qui marque à la fois une rupture avec les précédents et la continuité de notre logique éditoriale, et une aventure qui aura aussi profondément fait évoluer notre manière d’envisager l’édition. A ce titre, nous vous racontons son histoire, en espérant qu’elle vous plaise.
Un petit jeu qui suscite notre curiosité
Nous sommes en 2016, alors que nous travaillons sur Panic Island, premier jeu du renouveau OldChap et premier jeu d’une collaboration étroite avec Antonin Boccara, ce dernier nous présente une nouvelle idée sortie de son chapeau, un petit jeu de dés qui sera l’ancêtre de Par Odin et qui se résume grosso modo à la version multijoueur du jeu édité aujourd’hui. Les dés sont lancés et forment une combinaison de faces qu’il faut répartir en deux groupes de valeurs égales. À la manière d’un Ricochet Robot, tous les joueurs se concentrent pour trouver une solution le plus vite possible et sans manipuler les dés. Le premier qui trouve gagne un point, puis rebelote.
Il faut savoir qu’Antonin, en plus d’avoir signé avec nous Panic Island, a également rejoint l’équipe OldChap où il y fait de l’animation et du développement de jeux, tout en restant par ailleurs auteur indépendant. Cette notion est importante pour comprendre la suite, tous les jeux qu’il crée ne nous sont pas destinés, cela dépend de notre ligne éditoriale, de notre disponibilité à travailler un nouveau jeu mais également des envies d’Antonin concernant ses jeux.
Les joueurs que nous sommes accrochent tout de suite au petit jeu d’Antonin, certains d’entre nous sont particulièrement intéressés par ce genre de petits jeux de résolution rapide de problème. Dans un premier temps, Antonin destine sa création à d’autres éditeurs, et de notre côté nous pensons qu’elle ne correspond pas à l’idée que nous nous faisons à l’époque de notre ligne éditoriale.
Mais quelques temps après, Antonin crée un autre jeu, ou plutôt une autre version de son jeu. Il conserve la mécanique principale de répartition des forces mais simplifie le tout, imprime des défis sur des cartes, remplace les dés par des sets de jetons dont chaque joueur dispose, ajoute la possibilité de les manipuler, avec une phase de reconstitution du défi et une phase de résolution, afin d’en faire un jeu familial.
Vers l’édition d’une version familiale du jeu ?
Nous pensons que cette version du jeu est beaucoup plus adaptée à notre gamme de jeux. Plus accessible et plus orienté vers un public de joueurs occasionnels, nous envisageons de l’éditer. Prudents, nous décidons de simplement de commencer à travailler sur le jeu, afin de le faire mûrir et de prendre la décision plus tard. Le jeu nous est donc réservé par Antonin et nous commençons à bosser dessus.
La réflexion sur le jeu nous amène à repenser son système de scoring. Idéalement, il faut éviter au maximum de frustrer les joueurs ; en effet ce n’est pas très agréable de ne pas avoir le temps de réfléchir parce que le même joueur monopolise les victoires. Pour remédier à cela, nous laissons l’opportunité à tous les joueurs de résoudre leur défi. Chaque joueur prend le temps qu’il souhaite pour résoudre le défi puis, quand il a fini, prend une grande carte qui atteste de sa position et lui permet de cacher aux autres joueurs sa solution. Le premier gagnera plus de points que le second qui en marquera plus que le troisième etc.
Un joueur qui se trompe ne marque pas de points et les suivants en marquent plus. De telle sorte que :
- Même s’il y a plus rapide que vous, vous avez le temps de chercher la solution.
- Tous les joueurs qui trouvent même lentement obtiennent des points.
- Si un joueur se trompe, son impact est nul dans l’écart de points entre les autres.
Un système de scoring qui s’accompagne d’un nombre de manches limité. À l’issue desquelles ont compte le total. Traditionnellement, nous aimons empêcher les situations où l’on ne peut revenir en jeu, ou bien celles où ce retour dépend des autres. Mais pour un jeu familial, cela ne pose pas de problème.
S’en suit un gros travail sur le matériel, hors de question de faire de ce petit jeu un produit hors de prix. Les jetons, le plateau de jeu individuel et les cartes défis étant indispensables, il serait bien d’avoir un matériel réduit au maximum pour le reste. En comptant les points sur le plateau de jeu individuel à l’aide d’un marqueur ou d’un trombone, on économise du matériel et on évite le manque d’ergonomie d’un tas de jetons points.
Le thème familial que nous choisirons sera celui des éléphants qui doivent tenir en équilibre (il faut donc répartir les jetons 1, 2 ou 3 éléphants correctement en utilisant également les jetons spéciaux qui viennent perturber un peu le tout). Le côté cocasse des pachydermes empilés est tout à fait adapté. D’abord nous imaginons que ces derniers font des figures dans un cirque, puis nous changeons pour les mettre à bord d’un radeau qui doit être en équilibre pour ne pas couler. Pourquoi des éléphants dans un radeau ? Parce que les éléphants, c’est bien connu, trouvent que l’herbe est toujours plus verte de l’autre côté du Mississippi, alors ils cherchent à le traverser, mais sans couler…
Nous voilà donc avec un proto définitif du jeu. Nous sommes prêts pour passer aux illustrations du jeu mais… sommes-nous vraiment certains de vouloir l’éditer ?
Un virage à 180°
Au cœur de l’été 2017, au moment de prendre la décision, toutes les réflexions des uns et des autres sont mises sur le tapis. C’est un bon jeu familial, mais jamais nous n’avons pu nous débarrasser totalement de la frustration de jouer avec un joueur trop vif. En plus de cela, malgré nos efforts pour réduire au maximum le matériel du jeu, il reste assez lourd, par essence, et cela aura un impact sur le prix de vente. À ce moment, l’idée de transformer le jeu en un jeu solo est déjà évoquée, pourquoi ne pas laisser aux joueurs le plaisir de résoudre leurs défis tranquillement ? Cela diviserait le matériel par 4 et on aurait quelque chose de plus original à proposer. L’idée paraît bonne mais avec des défis aussi simples que ceux proposés par notre version familiale, cela risque de n’avoir pas beaucoup d’intérêt.
Et nous arrivons au problème essentiel de ce projet : nous l’avons travaillé parce que nous adorions Par Odin, mais sa nouvelle forme, on n’y retrouvait pas ce que nous aimions dans Par Odin. Même si nous pensions avoir fait un travail de qualité sur le jeu, il n’avait pas à nos yeux ce supplément d’âme qui rendent Gobbit et Panic Island si uniques, si addictifs. En fait, nous avons à ce moment pris conscience que notre ligne éditoriale n’était pas seulement de faire des jeux accessibles et bien ficelés, mais surtout des jeux qui sortent de l’ordinaire et qui nous touchent personnellement.
En conclusion de cette longue réunion, deux points sont ressortis : si nous éditons ce jeu, ce sera avec la richesse et la profondeur de Par Odin. Et si nous éditions ce jeu, ce sera en solo. Nous mettons donc de côté la version éléphantesque du jeu et repartons depuis le début avec une version solo de Par Odin.
L’édition de Par Odin
Pour commencer, il faut savoir que les éléments de base du jeu fonctionnaient déjà très bien, les faces des dés blancs n’ont pas changé et nous avons à peine touché à celle des dés noirs, nous y reviendrons. Tout le travail d’édition a porté sur la création des défis et l’expérience de jeu solo. Une grande partie de ce travail vient de notre culture du jeu vidéo, comme on le verra aux différentes étapes de l’édition.
Le premier travail que nous faisons est un travail d’ergonomie sur les dés. Nous savions déjà que nous conserverions la thématique initiale : la mythologie nordique. Nous avons donc réalisé les faces des dés en rationalisant ce que sont les dés blancs : des guerriers, et les dés noirs : des créatures mythologiques. Nous travaillons ensuite l’iconographie des faces. chaque face est pensée pour être bien lisible et pour se distinguer des autres. Nous décidons d’inscrire sur les face des dés blancs un rappel de l’effet dans les coins, et ce afin de faciliter la prise en main du jeu. La décision rend le jeu très accessible mais nous contraindra à redoubler d’efforts pour trouver des fabricants de dés capable de produire des dés gravés avec plusieurs couleurs par face, un savoir faire qu’on ne trouvera qu’en Chine.
Enchaîner les défis c’est bien beau mais ça peut vite être lassant, nous décidons donc que le jeu aura une narration. Chaque défi (représentant une bataille) en entraînera un autre. Nous jouerons les dieux et nous devrons influencer le destin des hommes. Le jeu ne sera plus une succession de défis mais une aventure solo, retranscrite dans un livret qui contiendra tous les défis.
Nous décidons également de nous inspirer de l’apprentissage progressif de certains jeux vidéo : le jeu sera son propre tutoriel. Les défis, en plus d’augmenter en difficulté, seront l’occasion de découvrir les règles du jeu au fur et à mesure. Le moyen idéal pour que l’aventure commence dès la première page du livret. Nous produisons alors rapidement une cinquantaine de défis qui instaurent une progression logique pour avoir un premier aperçu.
Le jeu commence à prendre corps et les premiers prototypes sont prometteurs, mais il comporte encore de nombreux problèmes et il est difficile de savoir si les joueurs peuvent réellement accrocher. Quelle épopée va-t-on raconter, n’est-ce pas un peu tiré par les cheveux cette histoire de bataille qu’on doit équilibrer, va-t-on ressentir le côté épique de l’aventure quand il s’agit d’une succession de petites énigmes ? C’est une autre inspiration du jeu vidéo qui nous offre la solution. Dans le JCC Online de Blizzard : Hearthstone, nous ne vivons pas vraiment de vraies batailles, nous sommes invités à prendre place dans une taverne dans laquelle nous jouons avec des cartes au jeu Hearthstone, une mise en abîme qui fonctionne parfaitement vu les faibles enjeux narratifs des parties et qui marche aussi parfaitement pour par Odin. Au lieu d’influer sur de vraies batailles, nous sommes invités à jouer avec les dieux à leur jeu favori : Par Odin, le jeux de dés que les batailles humaines leur ont inspiré.
C’est aussi une manière de déplacer le décor, nous serons dans l’auberge du Valhalla et nous discuterons avec les dieux qui nous mettent à l’épreuve. L’enjeu devient donc de résoudre les défis qu’ils nous donnent pour montrer que nous sommes dignes d’eux, et cela s’inscrit parfaitement dans l’esprit de la mythologie nordique où les dieux viennent juger la valeur des soldats morts aux combats. Le thème initial, dont nous n’étions pas certains au départ, devient idéal pour décrire cette succession de défis.
Convaincus par la direction que prend le jeu, nous commençons le travail d’illustrations et de mise en page. Avec les ébauches que l’on a, nous arrivons assez vite à voir un résultat assez satisfaisant. Un vrai plaisir. Mais de nombreux challenges nous attendent encore : comment nous assurer de la difficulté des défis que nous proposons, certes nous les testons et les faisons tester en interne mais la plupart restent trop simples et possèdent plusieurs solutions.
Nous établissons alors une grille qui permet de connaître, en fonction des faces d’un défi, le nombre de combinaisons autorisées et ce afin d’avoir une mesure de sa difficulté. Reste à identifier toutes ses solutions.
Nous décidons donc de réaliser un petit logiciel qui nous permettra de connaître toutes les solutions à un défi et ce afin d’en mesurer la difficulté. Pour l’anecdote, nous pensions en avoir pour un petit moment à programmer un outil permettant cela, mais Jules, notre nouveau directeur artistique, non seulement l’a programmé en une nuit, mais y a également ajouté la fonctionnalité de générer des défis à une seule solution et ce en imposant certaines faces. Le tout dans une interface ultra ergonomique à manipuler. Un gain de temps et un outil qui ira bien au delà de nos attentes puisque nous avons pu confectionner en quelques jours à peine une nouvelle fournée de 50 défis, tous à solution unique et s’inscrivant parfaitement dans l’évolution du livret. Une évolution du jeu que nous considérons aujourd’hui comme essentielle.
Concernant l’aspect narratif du jeu, avec la nouvelle thématique, les dieux sont surtout des guides qui nous apprennent les règles et nous mettent au défi. La découverte de la mythologie nordique se fera sous forme de récompense à chaque défi. Un fil rouge supplémentaire qui devrait maintenir l’intérêt du joueur et lui offrir de petites pauses culturelles bien méritées. La mythologie nordique est omniprésente dans notre culture mais mal connue, Antonin s’attelle à la tâche de la création de ces petits paragraphes. Il puise dans l’Edda poétique pour vous proposer d’étonnantes histoires liées aux mythes vikings, et en bon troubadour qu’il est, il parsème également le livret de ses propres inventions, toujours en cohérence avec cette mythologie.
La finalisation du projet
Pour la direction artistique, nous sommes allés à fond dans l’idée du jeu vidéo. A chaque page ou un personnage est présenté, il vous toise à la manière d’un point & click, leurs visages étant rappelés dans des vignettes comme des pop-up. La couverture du jeu est une invitation au jeu elle même. La patte de l’illustrateur de Panic Island et Gobbit, Michel Verdu, convenait une fois de plus parfaitement au ton frais et décalé que nous souhaitions donner au jeu.
Le côté amusant de l’édition de ce jeu est que malgré les directions surprenantes qu’il a prises, les règles initiales des faces des dés n’ont presque pas changé. Il y a cependant eu quelques modifications de dernière minute, le serpent a par exemple a vu son effet s’appliquer au plus grand des dés d’une armée au lieu de s’appliquer à un dé choisi par le joueur, et ce afin d’être plus en cohérence avec le fonctionnement des dés noirs et de le rendre plus intéressant.
Puisque nous avions gardé le matériel initial, il était important que Par Odin offre la possibilité de jouer à la toute première version du jeu, en lançant les dés et en s’affrontant entre joueurs. Toujours dans la logique de l’aventure solo, nous avons décidé de réserver cette option comme une récompense. Vous avez fini le jeu, vous avez désormais accès aux modes de jeu aléatoires, en solo ou à plusieurs. L’intérêt est que le fait d’avoir fait le jeu en solo est un parfait didacticiel pour attaquer ces modes de jeu. Et avec le petit logiciel dont nous disposons, nous étions en plus en mesure de proposer aux joueurs de vérifier les solutions des défis générés aléatoirement.
Grâce aux possibilités infinies réservées par les dés et cette manière de présenter les modes aléatoires, Par Odin offre la possibilité de continuer à jouer même après avoir résolu tous les défis proposés.
La phase de production
Le travail a été assez rapide et nous avons pu avoir entre les mains les versions quasi définitives du jeu dès Janvier 2018. C’est alors qu’ont commencé les longues péripéties concernant la fabrication.
Nous ne reparlerons pas des diverses raisons des retards accumulés dans ce carnet d’éditeur car nous l’avons déjà longuement développé dans l’article Tric Trac qui y est consacré. De notre côté nous le voyons comme une expérience riche et essentielle.
Durant toute la phase de production, nous aurons tout de même continué le travail éditorial en préparant la sortie du jeu. Dans cet esprit, nous avons réalisé des versions surdimensionnées pour les faire tester au public et nous avons même créé une démo en ligne de Par Odin, un moyen de s’essayer au jeu avant même d’y toucher et, qui sait, peut-être la toute première pierre d’une version intégralement numérique du jeu… L’avenir nous le dira 😉
Pour ce qui est du jeu en lui même, l’accueil qu’il a reçu aux divers festivals et sur internet nous va droit au cœur, nous sommes fiers de le mettre entre vos mains, il nous semble beau, abouti, original, minimaliste, plaisant à jouer et c’est avant tout ce que nous souhaitons faire. Nous espérons que vous partagerez ce point de vue en y jouant !